Avoir une vision éthique et politique du métier de responsable de communication numérique dans le spectacle vivant

Introduction

J’étais à la journée TMNLab début octobre qui a eu lieu au TAP - scène nationale du Grand Poitiers sur le sujet “Numérique culturel, numérique responsable : Penser et conduire une transformation située”.

Je suis repartie fâchée…

Pourtant, j’étais ravie d’y aller. Vraiment. Et la journée a été inspirante et propice aux réfléxions.

Alors pour expliquer pourquoi j’étais en colère, je suis obligée de contextualiser. 


Première partie :

Je considère mon métier comme une suite d’actions à forte valeur éthique et politique.

Je vous explique en 3 points mon parcours pour comprendre mon positionnement : 

  1. En premier lieu, j’ai vécu à l’étranger de mes 23 à 36 ans. La découverte d’une autre culture, ça a été la découverte de l’altérité. On peut ne pas avoir du tout les mêmes us et coutumes, ne pas parler la même langue et pourtant nous allons partager des émotions communes, des valeurs.

    Perdre tous ses repères et en retrouver d’autres, puis comprendre encore et encore que tout est question de point de vue, a été un terrain de jeu fascinant.

  2. Ensuite, j’ai commencé officiellement ma carrière dans le spectacle vivant en 2010 en tant que coordinatrice de l’office de diffusion artistique colombienne (avant je me destinais plutôt à la coopération culturelle, d’où ma présence sur ce continent).

    J’ai travaillé plusieurs années auprès d’artistes latino américains. C’est un théâtre très engagé dans les corps et dans les mots. Travailler pour le spectacle vivant sur ce continent, c’est donner une voix à ceux et celles qui en ont besoin. Notre métier a un sens et une urgence.

J’ai encore une des photos d’Antigona Oriental de Volker Lösch dans mon bureau, une œuvre chorale inspirée d’Antigone de Sophocle, interprétée par des ex femmes prisonnières sous la dictature militaire uruguayenne et par leurs filles actrices.

Une mise en scène épurée, puissante, où résonnent les noms des membres de la dictature, aujourd’hui simples citoyens, en toute impunité, et les noms des femmes disparues, torturées, assassinées. Et pourtant cette pièce permettait d’ouvrir sur le dialogue.

A la fin du spectacle, les photos des femmes disparues tombaient du gril. 15 ans après je ne peux toujours pas m’en séparer, j’aurais l’impression que cette femme disparue pourrait disparaitre à nouveau.

3. Enfin, en 2010, j’ai aussi découvert le marketing culturel. Évidemment, j’avais déjà un esprit assez ouvert sur “d’autres manières de faire”, mais l’étude du spectateur en tant que personne vivant une expérience, depuis son choix de sortie culturelle jusqu’à son retour à la maison, m’a fascinée. Les anglais et les canadiens sont brillants dans leur approche.

Conclusion de cette première partie :


A partir de ces 3 points, toute la suite de ma vie professionnelle s’articule autour de cette question :

Comment amène-t-on une personne éloignée de l’expérience en salle et du spectacle vivant (on pourrait dire “d’une autre culture que la nôtre, avec une autre langue”) à vivre un moment partagé de dialogue, une rencontre avec l’autre en salle et sur scène ?


Mon esprit vit depuis une ébullition : j’ai lu, j’ai étudié, je me suis formée, j’ai analysé les brochures de saison et les feuilles de salle, j’ai fait des campagnes print et des campagnes numériques, j’ai mis en place des actions de médiation, j’ai participé à des spectacles participatifs, j’ai observé la production des créateurs de contenus sur Instagram, j’ai inventé un programme intitulé Influen’scène, j’ai encore lu, j’ai encore étudié.

(pour celleux qui parlent espagnol, il existe encore tous les numéros de la super revue Conectando Audiencias en ligne, même si elle n’est plus publiée depuis 2021.


Je n’ai tiré aucune conclusion définitive de toutes ces années.

Par contre : 

  • Il me semble évident aujourd’hui que l’écosystème numérique est un vrai outil de médiation pour aller parler aux personnes d’un territoire qui ne connaissent rien à ma culture (celle du spectacle vivant).

  • Il me semble évident que nous sommes peu formés et peu compétents pour le faire correctement. Même les comptes des réseaux sociaux les mieux gérés en France ont plein de lacunes car les équipes n’ont que très peu de moyens.

  • Il nous manque des moyens humains et financiers et il y a encore beaucoup beaucoup à faire, à tester, à analyser.

  • Je crois qu’il existe à ce jour une seule étude sur l’impact des réseaux sociaux sur les spectateurices et la voici à lire ici.


Deuxième partie :

Pour revenir au sujet du jour “Numérique culturel, numérique responsable : Penser et conduire une transformation située” :

  1. Toute la restitution de la journée se trouve ici et je vous invite à écouter les audios, et à regarder les preséntations powerpoint.

  2. Je vous invite particulièrement à écouter la partie intitulée : Keynote | Numérique et culture, des chiffres et une histoire. C’est très bien documenté et les 20 premières minutes sont très intéressantes et édifiantes !

En voici quelques extraits, analysé par le cerveau qui a vécu les expériences décrites précédemment (le mien, si vous avez bien suivi !) :

  • 12’24 : L’ Ademe a fait une analyse. Le problème ce n’est pas les data center et les réseaux, le problème ce sont les 34 milliards d’objets, d’accès (ordinateurs, téléphones, montres connectées, etc..)

  • 12’53 Le problème c’est la fabrication (de ces objets)

  • 13’ En France si vous voulez faire 1 geste : tenez compte de l’impact de la fabrication du matériel

  • 13’10 L’usage (se connecter) ce n’est que 20% (de l’empreinte carbone)

Quand vous écoutez ça vous pensez quoi vous ?

Moi direct, je pense à aller voir les directions pour que tous les théâtres de France aient une politique d’achat dans des emmaüs connect, ou en tout cas acheter moins d’objets, acheter du recyclé et surtout du reconditionné.

Je continue :

  • 21’25 nous (la culture) faisons partie du problème car presque 70% de la bande passante d’internet c’est de la culture : les jeux vidéos, la musique, la vidéo, le streaming

A partir de ce moment-là, j’ai commencé à voir que finalement les 20% d’usage comptait autant que les 80% d’objets (oui, tout est lié!) et que je faisais partie d’un problème nébuleux, sans trop savoir où nous étions, nous, le spectacle vivant ?

Mais la question tant attendue, LE dilemme des communicants (numérique), est arrivée :

  • 23’48 Comment peut-on mettre le numérique au service de la création et des publics tout en maîtrisant ses impacts négatifs ?

Réponse :

  • 24’04 Il faut juste changer de posture et penser autrement. Il faut penser sobre, aller à l’essentiel, utiliser des outils numériques libres, construire des communs numériques, mutualiser, faire moins, notamment les réseaux sociaux, pas la peine d’aller sur tous les réseaux sociaux si votre public n’est que sur un réseau social ou deux,…

Mince, ça commençait bien dans la théorie, mais là, en fait, je suis clairement face à quelqu’un qui ne connaît ni le métier de communicant numérique, ni nos missions (utiliser les réseaux sociaux pour parler aux personnes qui ne sont pas encore notre public par exemple)

  • 24’40 Opéra de Paris, ce n’est peut être pas la peine d’aller sur TikTok, je pense que Facebook et une lettre d’information par mail correspondent plus à la génération qui va à l’Opéra.

Et là, allo !! allo !! Quelqu’un pour dire que parler à toutes les personnes, et non pas seulement aux personnes qui viennent déjà, fait partie de nos missions de communicants ? Quelqu’un pour rappeler la déclaration de Fribourg sur les droits culturels ?

J’en profite pour dire que la slide sur l’instantanéité des réseaux sociaux, ne prend pas en compte les recherches postérieures grâce au référencement et n’est donc pas pertinente dans ce contexte.

  • 27’12 En conclusion le numérique c’est formidable mais on doit d’abord et surtout dans la culture penser à la médiation. Qu’est-ce qu’on veut en faire ? Et arrêter de répondre aux modes et croire qu’on va rater quelque chose si on ne fait pas de NFT, si on ne fait pas de métavers ou si on ne fait d’IA générative.


Conclusion de cette deuxième partie : 

Je crois qu’aucun de mes collègues, dans aucune structure culturelle de France, ne fait du NFT ou du métavers (dites-moi si je me trompe ?). Ce n’est vraiment pas notre sujet.

Par contre, nous les communicants et les community manager du spectacle vivant, nous utilisons le numérique au quotidien.

Nous savons que publier une vidéo a un impact carbone, mais nous avons bien compris que le smartphone que l’on a dans les mains est encore plus problématique (et que le public qui se déplace l’est encore plus).

Nous ne connaissons pas l’impact de nos actions en communication et en médiation d’un point de vue qualitatif :

  • Par exemple, nous ne savons pas aujourd’hui si une action de médiation avec des élèves va les faire devenir spectateur une fois adulte. 

  • Nous ne savons pas quantifier le nombre de personnes qui vont venir en salle après avoir vu une affiche de spectacle en ville. 

  • Nous ne savons pas non plus si un reel sur Instagram va donner envie à quelqu’un d’en savoir plus sur un spectacle ou un lieu. 

  • Nous ne savons pas non plus si le reel qui présente une œuvre sera écouté plus attentivement que le prof qui présente la même œuvre en situation de classe.

On aimerait bien avoir les moyens de creuser tout ça…

Conclusion générale :

Les métiers de responsable de communication numérique au sein des structures culturelles sont aujourd’hui mal compris à la hauteur des enjeux de notre époque.

Aujourd’hui nous devons, entre autres, rappeler que oui, la culture est essentielle. Créer des spectacles, aller au théâtre, rencontrer des artistes et des oeuvres, .. tout ça, ça permet de faire du commun, de faire du lien, d’être ensemble, de penser une société ensemble.

Et nous, les responsables de la communication sur cet écosystème numérique, nous avons une vraie place à prendre. Notre métier a un sens et nous avons des vraies questions :

  • Comment amène-t-on sur l’écosystème numérique une personne éloignée de l’expérience en salle (avec une autre culture que la nôtre) à vivre un moment de dialogue, une rencontre avec le spectacle vivant, avec les artistes et avec les oeuvres tout en maîtrisant les impacts négatifs environnementaux et sociétaux ?

  • Comment doit-on utiliser TikTok ? Si je dois publier une seule vidéo, ce serait pour dire quoi ? Est-ce un réseau que je peux totalement éviter ? (Aujourd’hui une dizaine de théâtres seulement ont un TikTok actif en France).

  • Comment doit-on utiliser Instagram et pour dire quoi ? Et Facebook ? Et notre site internet ?

Est-ce qu’on pourrait créer tous et toutes ensemble une grande campagne pour rappeler que le spectacle vivant a un rôle à jouer dans la société (et par la même, couper l’herbe sous le pied aux décideurs financiers des villes, des départements et des régions qui sont en train de nous sabrer les budgets 2025 pour le spectacle vivant puisque ils et elles ne comprennent pas à quoi l’on sert) ?

Viva la revolucion !
Marion Ecalle

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